Lors de sa récente visite de travail en Afrique sub-saharienne, le
président de la République française, Nicolas Sarkozy, a prononcé le 26
juillet à Dakar un discours adressé à l’élite de la jeunesse africaine
Achille MBEMBE démonte le mensonge de Sarkozy sur l’Afrique
Source : Journal "Le Messager" de Douala - Le 01-08-2007
Lors de sa récente visite de travail en Afrique sub-saharienne, le
président de la République française, Nicolas Sarkozy, a prononcé à Dakar
un discours adressé à “ l’élite de la jeunesse africaine ”. Ce discours a
profondément choqué une grande partie de ceux à qui il était destiné,
ainsi que les milieux professionnels et l’intelligentsia africaine
francophone. Viendrait-il à être traduit en anglais qu’il ne manquerait
pas de causer des controverses bien plus soutenues compte tenu des
traditions de nationalisme, de panafricanisme et d’afrocentrisme plus
ancrées chez les Africains anglophones que chez les francophones. Achille
Mbembe en fait, ici, une critique argumentée.
En auraient-ils eu l’opportunité, la majorité des Africains francophones
aurait sans doute voté contre Nicolas Sarkozy lors des dernières élections
présidentielles françaises. Ce n’est pas que son concurrent d’alors, et
encore moins le parti socialiste, aient quoi que ce soit de convaincant à
dire au sujet de l’Afrique, ou que leurs pratiques passées témoignent de
quelque volonté que ce soit de refonte radicale des relations entre la
France et ses ex-colonies.
Le nouveau président français aurait tout simplement payé cher son
traitement de l’immigration lorsqu’il était le ministre de l’intérieur de
Jacques Chirac, ses collusions avec l’extrême droite raciste et son rôle
dans le déclenchement des émeutes de 2005 dans les banlieues de France.
Pour sa première tournée en Afrique au sud du Sahara, il a donc atterri à
Dakar précédé d’une très mauvaise réputation - celle d’un homme politique
agité et dangereux, cynique et brutal, assoiffé de pouvoir, qui n’écoute
point, dit tout et le double de tout, ne lésine pas sur les moyens et n’a,
à l’égard de l’Afrique et des Africains, que condescendance et mépris.
Mais ce n’était pas tout. Beaucoup étaient également prêts à l’écouter,
intrigués sinon par l’intelligence politicienne, du moins la redoutable
efficacité avec laquelle il gère sa victoire depuis son élection. Surpris
par la nomination d’une Rachida Dati ou d’une Rama Yade au gouvernement
(même si à l’époque coloniale il y avait plus de ministres d’origine
africaine dans les cabinets de la république et les assemblées
qu’aujourd’hui), ils voulaient savoir si, derrière la manœuvre, se
profilait un grand dessein - une véritable reconnaissance, par la France,
du caractère multiracial et cosmopolite de sa société.
Il était donc attendu. Dire qu’il a déçu est une litote. Certes, le cartel
des satrapes (d’Omar Bongo, Paul Biya et Sassou Nguesso à Idris Déby,
Eyadéma Fils et les autres) se félicite de ce qui apparaît clairement
comme le choix de la continuité dans la gestion de la “ Françafrique ” -
ce système de corruption réciproque qui lie la France à ses affidés
africains.
Mais si l’on en juge par les réactions enregistrées ici et là, les
éditoriaux, les courriers dans la presse, les interventions sur les
chaînes de radios privées et les débats électroniques, une très grande
partie de l’Afrique francophone - à commencer par la jeunesse à laquelle
il s’est adressé - a trouvé ses propos franchement choquants. Et pour
cause. Dans tous les rapports où l’une des parties n’est pas assez libre
ni égale, le viol souvent commence par le langage - un langage qui, sous
prétexte d’amitié, s’exempte de tout et s’auto-immunise tout en faisant
porter tout le poids de la cruauté au plus faible.
- Régression :
Mais pour qui n’attend rien de la France, les propos tenus à l’université
de Dakar sont fort révélateurs. En effet, le discours rédigé par Henri
Guaino (conseiller spécial) et prononcé par Nicolas Sarkozy dans la
capitale sénégalaise offre un excellent éclairage sur le pouvoir de
nuisance - conscient ou inconscient, passif ou actif - qui, dans les dix
prochaines années, pourrait découler du regard paternaliste et éculé que
continuent de porter certaines des “ nouvelles élites françaises ” (de
gauche comme de droite) sur un continent qui n’a cessé de faire
l’expérience de radicales mutations au cours de la dernière moitié du XXe
siècle notamment.
Dans sa “ franchise ” et sa “ sincérité ”, Nicolas Sarkozy révèle au grand
jour ce qui, jusqu’à présent, relevait du non-dit, à savoir qu’aussi bien
dans la forme que dans le fond, l’armature intellectuelle qui sous-tend la
politique africaine de la France date littéralement de la fin du XIXe
siècle. Voici donc une politique qui, pour sa mise en cohérence, dépend
d’un héritage intellectuel obsolète, vieux de près d’un siècle, malgré les
rafistolages.
Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar montre comment, enfermé dans une
vision frivole et exotique du continent, les “ nouvelles élites françaises
” prétendent jeter un éclairage sur des réalités dont elles ont fait leur
hantise et leur fantasme (la race), mais dont, à la vérité, elles ignorent
tout. Ainsi, pour s’adresser à “ l’élite de la jeunesse africaine ”, Henri
Guaino se contente de reprendre, presque mot à mot, des passages du
chapitre consacré par Hegel à l’Afrique dans son ouvrage "La raison dans
l’histoire" - et dont j’ai fait, récemment encore et après bien d’autres,
une longue critique dans mon livre De la postcolonie (pp. 221-230).
Selon Hegel en effet, l’Afrique est le pays de la substance immobile et du
désordre éblouissant, joyeux et tragique de la création. Les nègres, tels
nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été.
Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, ni le
moment moral, ni les idées de liberté, de justice et de progrès n’ont
aucune place ni statut particulier. Celui qui veut connaître les
manifestations les plus épouvantables de la nature humaine peut les
trouver en Afrique. Cette partie du monde n’a, à proprement parler, pas
d’histoire. Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est
un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit
naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire
universelle.
Les “ nouvelles élites françaises ” ne sont pas convaincues d’autre chose.
Elles partagent ce préjugé hégélien. Contrairement à la génération des “
Papa-Commandant ” (de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand ou
Chirac) qui épousait tacitement le même préjugé tout en évitant de heurter
de front leurs interlocuteurs, les “ nouvelles élites ” de France estiment
désormais que l’on ne peut rendre compte de sociétés aussi plongées dans
la nuit de l’enfance qu’en s’exprimant sans frein, dans une sorte de
vierge énergie. Et c’est bien ce qu’elles ont à l’idée lorsque, désormais,
elles défendent tout haut l’idée d’une nation “ décomplexée ” par rapport
à son histoire coloniale.
À leurs yeux, on ne peut parler de l’Afrique qu’en suivant, en sens
inverse, le chemin du sens et de la raison, peu importe que cela se fasse
dans un cadre où chaque mot prononcé l’est dans un contexte d’ignorance.
D’où la tendance à saturer les mots, à recourir à une sorte de pléthore
verbale, à procéder par la suffocation des images - toutes choses qui
octroient au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar son caractère heurté,
bégayant et abrupt.
J’ai en effet beau faire la part des choses.
Dans le long monologue de Dakar, je ne trouve d’invitation à l’échange et
au dialogue que rhétorique. Derrière les mots se cachent surtout des
injonctions, des prescriptions, des appels au silence, voire à la censure,
une insupportable suffisance dont, je l’imagine, on ne peut faire preuve
qu’à Dakar et à Libreville, et certainement pas à Pretoria ou à Luanda.
Aux sources de l’ethnologie coloniale :
À côté de Hegel existe un deuxième fonds que recyclent sans complexe les “
nouvelles élites françaises ”. Il s’agit d’une somme de lieux communs
formalisés par l’ethnologie coloniale vers la fin du XIXe siècle. C’est au
prisme de cette ethnologie que se nourrit une grande partie du discours
sur l’Afrique, voire une partie de l’exotisme qui constitue l’un des
visages privilégiés du racisme à la française.
Cet amas de préjugés, Lévy Brühl tenta d’en faire un système dans ses
considérations sur “ la mentalité primitive ” ou encore “ prélogique ”.
Dans un ensemble d’essais concernant les “ sociétés inférieures ” (Les
fonctions mentales en 1910 ; puis La mentalité primitive en 1921), il
s’acharnera à donner une caution pseudo-scientifique à la distinction
entre “ l’homme occidental ” doué de raison et les peuples et races
non-occidentaux enfermés dans le cycle de la répétition et du mythe.
Se présentant - coutume bien rodée - comme “ l’ami ” des Africains, Leo
Frobenius (que dénonce avec virulence le romancier Yambo Ouologuem dans Le
devoir de violence) contribua largement à diffuser une partie des
ruminations de Lévy Brühl derrière le masque du “ vitalisme ” africain.
Certes, considérait-il que la “ culture africaine ” n’est pas le simple
prélude à la logique et à la rationalité. Toujours est-il qu’il
considérait qu’après tout, l’homme noir est un enfant. Comme son
contemporain Ludwig Klages, il estimait que
l’homme occidental avait payé d’une dévitalisation génératrice de
comportements impersonnels la démesure dans l’usage de la volonté - le
formalisme auquel il doit sa puissance sur la nature.
De son côté, le missionnaire belge Placide Tempels dissertait sur “ la
philosophie bantoue ” dont l’un des principes était, selon lui, la
symbiose entre “ l’homme africain ” et la nature. Aux yeux du bon père, la
force vitale constitue l’être de l’homme bantu. Celle-ci se déploie du
degré proche de zéro (la mort) jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère
un “ chef ”.
Telles sont d’ailleurs, en plus de Pierre Teilhard de Chardin, les sources
principales de la pensée de Senghor qu’Henri Guaino se fait fort de
mobiliser dans l’espoir de donner aux propos présidentiels une caution
autochtone. Ignore-t-il donc l’inestimable dette que, dans sa formulation
du concept de la négritude ou dans la formation de ses notions de culture,
de civilisation, voire de métissage, le poète sénégalais doit aux théories
les plus racistes, les plus essentialistes et les plus biologisantes de
son époque ?
Mais il n’y a pas que l’ethnologie coloniale. Au demeurant, celle-ci se
nourrit de nombreux récits de voyage et nourrit à son tour toute une
culture populaire dont les films, la publicité, les bandes dessinées, la
peinture et la sculpture, la photographie ou les expositions ne sont qu’un
aspect. Ici, on s’efforce de créer un objet qui, loin de permettre
d’effectuer le travail de reconnaissance de l’Autre, fait plutôt de ce
dernier un objet substitutif, de donner libre cours à des fantasmes.
Le conseiller spécial du président français reprend à son compte cette
technique aussi bien que l’essentiel des thèses (qu’il prétend par
ailleurs réfuter) des idéologues de la différence et des pontifes de
l’ontologie africaine. Puis il procède comme si l’idée selon laquelle il
existerait une essence nègre, une “ âme africaine ” dont “ l’homme
africain ” (Muntu) serait la manifestation la plus vivante - comme si
cette idée somme toute farfelue n’avait pas fait l’objet d’une critique
radicale par les meilleurs des philosophes africains, à commencer par
Fabien Éboussi Boulaga dont l’ouvrage, "La crise du Muntu", est à cet égard
un classique.
Dès lors, comment s’étonner qu’au bout du compte, sa définition du
continent et de ses gens soit une définition purement négative ? En effet,
“ l’homme africain ” du président Sarkozy est surtout reconnaissable soit
par ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas ou ce qu’il n’est jamais parvenu
à accomplir (la dialectique du manque et de l’inachèvement), soit par son
opposition à “ l’homme moderne ” (sous-entendu “ l’homme blanc ”) -
opposition qui résulterait de son attachement irrationnel au royaume de
l’enfance, au monde de la nuit, aux bonheurs simples et à un âge d’or qui
n’a jamais existé.
Pour le reste, l’Afrique des “ nouvelles élites françaises ” est
essentiellement une Afrique rurale, féérique et fantôme, mi-bucolique et
mi-cauchemardesque, peuplée de paysans, faite d’une communauté de
souffrants qui n’ont rien commun sauf leur commune position à la lisière
de l’histoire, prostrés qu’ils sont dans un hors-monde - celui des
sorciers et des griots, des êtres fabuleux qui gardent les fontaines,
chantent dans les rivières et se cachent dans les arbres, des morts du
village et des ancêtres dont on entend les voix, des masques et des forêts
pleines de symboles, des poncifs que sont la prétendue “ solidarité
africaine ”, “ l’esprit communautaire ” , “ la chaleur ” et "le respect des
aînés".
La politique de l’ignorance :
Le discours se déroule donc dans une béatifique volonté d’ignorance de son
objet, comme si, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, l’on
n’avait pas assisté à un développement spectaculaire des connaissances sur
les mutations, sur la longue durée, du monde africain.
Je ne parle pas de la contribution des chercheurs africains eux-mêmes à la
connaissance de leurs sociétés, ni de la critique interne de leurs
cultures - critique à laquelle certains d’entre nous ont contribué. Je
parle des milliards de son propre trésor que le gouvernement français a
commis dans cette grande œuvre et ne m’explique guère comment, au terme
d’un tel investissement, on peut encore, aujourd’hui, parler de l’Afrique
en des termes aussi peu intelligents.
Que cache cette politique de l’ignorance volontaire et assumée ?
Comment peut-on se présenter à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar au
début du XXIe siècle et parler à l’élite intellectuelle africaine comme si
l’Afrique n’avait pas de tradition intellectuelle et critique propre et
comme si Senghor et Camara Laye étaient les derniers mots de
l’intelligence africaine au cours du XXe siècle ?
Par ailleurs, où sont donc passées les connaissances accumulées au cours
des cinquante dernières années par l’Institut de Recherche sur le
Développement, les laboratoires du Centre National de la Recherche
Scientifique, les nombreux appels d’offres thématiques réunissant
chercheurs africains et français qui ont tant servi à renouveler notre
connaissance du continent - initiatives souvent généreuses auxquelles il
m’est d’ailleurs arrivé, plus d’une fois, d’être associé ?
Comment peut-on faire comme si, en France même, Georges Balandier n’avait
pas montré, dès les années cinquante, la profonde modernité des sociétés
africaines ; comme si Claude Meillassoux, Jean Copans, Emmanuel Terray,
Pierre Bonafé et beaucoup d’autres n’en avaient pas démonté les dynamiques
internes de production des inégalités ; comme si Catherine
Coquery-Vidrovitch, Jean-Suret Canale, Almeida Topor et plusieurs autres
n’avaient pas mis en évidence et la cruauté des compagnies
concessionnaires, et les ambigüités des politiques économiques coloniales
; comme si Jean-François Bayart et la revue Politique africaine n’avaient
pas tordu le cou à l’illusion selon laquelle le sous-développement de
l’Afrique s’explique par son “ désengagement du monde ” ; comme si
Jean-Pierre Chrétien et de nombreux géographes n’avaient pas administré la
preuve de l’inventivité des techniques agraires sur la longue durée ;
comme si Alain Dubresson, Annick Osmont et d’autres n’avaient pas décrit,
patiemment, l’incroyable métissage des villes africaines ; comme si Alain
Marie et les autres n’avaient pas montré les ressorts de l’individualisme
; comme si Jean-Pierre Warnier n’avait pas décrit la vitalité des
mécanismes d’accumulation dans l’Ouest-Cameroun et ainsi de suite.
Déni de responsabilité :
Quant à l’antienne sur la colonisation et le refus de la “ repentance ”,
voilà qui sort tout droit des spéculations de Pascal Bruckner, Alain
Finkielkraut et autres Daniel Lefeuvre.
Mais à qui fera-t-on croire qu’il
n’existe pas de responsabilité morale pour des actes perpétrés par un État
au long de son histoire ?
À qui fera-t-on croire que pour créer un monde
humain, il faut évacuer la morale et l’éthique par la fenêtre puisque dans
ce monde, il n’existe ni justice des plaintes, ni justice des causes ?
Afin de dédouaner un système inique, la tentation est aujourd’hui de
réécrire l’histoire de la France et de son empire en en faisant une
histoire de la “ pacification ”, de “ la mise en valeur de territoires
vacants et sans maîtres ”, de la “ diffusion de l’enseignement ”, de la “
fondation d’une médecine moderne ”, de la mise en place d’infrastructures
routières et ferroviaires.
Cet argument repose sur le vieux mensonge selon
lequel la colonisation fut une entreprise humanitaire et qu’elle contribua
à la modernisation de vieilles sociétés primitives et agonisantes qui,
abandonnées à elles-mêmes, auraient peut-être fini par se suicider.
En traitant ainsi de la colonisation, on prétend s’autoriser, comme dans
le discours de Dakar, d’une sincérité intime, d’une authenticité de départ
afin de mieux trouver des alibis - auxquels on est les seuls à croire - à
une entreprise passablement cruelle, abjecte et infâme. L’on prétend que
les guerres de conquête, les massacres, les déportations, les razzias, les
travaux forcés, la discrimination raciale institutionnelle - tout cela ne
fut que “ la corruption d’une grande idée ” ou, comme l’explique Alexis de
Tocqueville, “ des nécessités fâcheuses ”.
Demander que la France reconnaisse, à la manière du même Tocqueville, que
le gouvernement colonial fut un “ gouvernement dur, violent, arbitraire et
grossier ”, ou encore lui demander de cesser de soutenir des dictatures
corrompues en Afrique, ce n’est ni la dénigrer, ni la haïr. C’est lui
demander d’assumer ses responsabilités et de pratiquer ce qu’elle dit être
sa vocation universelle.
D’autre part, il faut être cohérent et cesser de tenir à propos de la
colonisation des propos à géométrie variable - certains pour la
consommation interne et d’autres pour l’exportation. Qui convaincra-t-on
en effet de sa bonne foi si, en sous-main des proclamations de sincérité
telles que celles de Dakar, l’on cherche à dédouaner le système colonial
en cherchant à nommer, à titre posthume comme maréchal, des figures aussi
sinistres que Raoul Salan ou en cherchant à construire un mémorial à des
tueurs comme Bastien Thiry, Roger Degueldre, Albert Dovecar et autres
Claude Piegts ?
Conclusion :
La majorité des Africains ne vit ni en France, ni dans les anciennes
colonies françaises. Elle ne cherche pas à émigrer dans l’Hexagone.
Dans
l’exercice quotidien de leur métier, des millions d’Africains ne dépendent
d’aucun réseau français d’assistance. Pour leur survie, ils ne doivent
strictement rien à la France et la France ne leur doit strictement rien.
Et c’est bien ainsi.
Ceci dit, un profond rapport intellectuel et culturel lie certains d’entre
nous à ce vieux pays où, d’ailleurs, nous avons été formés en partie. Une
forte minorité de citoyens français d’origine africaine, descendants
d’esclaves et d’ex-colonisés y vivent, dont le sort est loin de nous être
indifférent, tout comme celui des immigrés illégaux qui, malgré le fait
d’avoir enfreint la loi, ont néanmoins droit à un traitement humain.
Depuis Fanon, nous savons que c’est tout le passé du monde que nous avons
à reprendre ; que nous ne pouvons pas chanter le passé aux dépens de notre
présent et de notre avenir ; qu’il n’y a pas de mission nègre comme il n’y
a pas de fardeau blanc ; que nous n’avons ni le droit ni le devoir
d’exiger réparation de qui que ce soit ; que le nègre n’est pas, pas plus
que le blanc ; et que nous sommes notre propre fondement.
Aujourd’hui, y compris parmi les Africains francophones dont la servilité
à l’égard de la France est particulièrement accusée et qui sont séduits
par les sirènes du nativisme et de la condition victimaire, beaucoup
d’esprits savent pertinemment que le sort du continent, ou encore son
avenir, ne dépend pas de la France.
Après un demi-siècle de décolonisation
formelle, les jeunes générations ont appris que de la France, tout comme
des autres puissances mondiales, il ne faut pas attendre grand-chose.
Personne ne sauvera les Africains malgré eux.
Elles savent aussi que jugées à l’aune de l’émancipation africaine,
certaines de ces puissances sont plus nuisibles que d’autres. Et que
compte tenu de notre vulnérabilité passée et actuelle, le moins que nous
puissions faire est de limiter ce pouvoir de nuisance. Une telle attitude
n’a rien à voir avec la haine de qui que ce soit. Au contraire, elle est
le préalable à une politique de l’égalité sans laquelle il ne saurait y
avoir un monde commun.
Si donc la France veut jouer un rôle positif dans l’avènement de ce monde
commun, il faut qu’elle renonce à ses préjugés. Il faut que ses nouvelles
élites opèrent le travail intellectuel nécessaire à cet effet. On ne peut
pas parler à l’ami sans s’adresser à lui.
Etre capable d’amitié, c’est,
comme le soulignait Jacques Derrida, savoir honorer en son ami l’ennemi
qu’il peut être. Cela est un signe de liberté.
Pour l’heure, le prisme à partir duquel elles regardent l’Afrique, la
jugent ou lui administrent des leçons n’est pas seulement obsolète. Il ne
fait aucune place à des rapports d’amitié qui seraient coextensifs à des
rapports de justice et de respect. Tant que cet aggiornamento n’est pas
réalisé, ses clients et affidés locaux continueront de l’utiliser pour de
tristes fins. Mais personne, ici, ne la prendra vraiment au sérieux et,
encore moins, l’écoutera