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Á Jaffa, une tente binationale

 

Par Udi Aloni

Un texte du cinéaste Udi Aloni sur les contradictions du mouvement israélien du 14 Juillet, dit des « Indignés » : jusqu’où un mouvement pour la justice sociale peut-il se développer en ignorant la dimension coloniale de leur Etat et son injustice intrinsèque ? Avec la Tente n°1948 à Tel Aviv et la tente « Binationale » à Jaffa, un petit espoir est peut-être en train de naître.

Samedi 6 août, devant 250 000 personnes, l’écrivain et militant communiste arabe Odeh Bisharat a pris la parole en rappelant que la lutte pour la justice sociale a toujours été celle de la communauté arabe, que dans cette lutte contre l’injustice et pour l’égalité, doit être celle de tous les exploités, que Juifs et Arabes doivent être unis ; il a été ovationné par une foule qui a repris en cœur le slogan « Juifs et Arabes refusent d’être ennemis ».

Cependant, la question de l’occupation reste incontournable et risque bien de se retourner contre le mouvement et les quelques fissures qui ont pu surgir dans le consensus national israélien à l’occasion de ce mouvement social. La semaine dernière, l’armée israélienne a annoncé qu’elle allait bientôt lancer un appel massif aux réservistes, avant le vote de l’ONU sur la création et la reconnaissance d’un Etat palestinien prévu en septembre.

La plupart des manifestants, hommes et femmes, souvent jeunes, avec des obligations de service militaire comme réservistes, auront à décider s’il doivent augmenter la pression sur le gouvernement en refusant de servir sous les drapeaux ou rentrer dans le rang comme l’espère le gouvernement, renoncer à leur mouvement de protestation sans avoir obtenu aucune avancée concrète et s’engager as usual dans la défense de l’occupation des territoires palestiniens, c’est-à-dire dans une situation où la question nationale/coloniale reprend complètement le dessus, referme la parenthèse sociale et oblitère tout le reste.

Si nous devions mettre le doigt sur l’essence de la lutte populaire palestinienne et de la résumer, nous pourrions dire d’elle qu’elle est « une lutte pour un foyer ».

Aucune personne qui a du sang révolutionnaire dans les veines ne peut rester indifférent et impassible devant la vague de protestation de ces dernières semaines. Pas un seul d’entre nous qui ne souhaite que la fissure ouverte dans la structure idéologique israélienne aille en s’élargissant et ouvre également les coeurs des Israéliens sur l’oppression subie depuis des décennies par les Palestiniens, à la fois ceux qui sont citoyens [israéliens] et ceux sous occupation militaire.

Pourtant, chaque fois que j’entends le slogan « Nous ne sommes pas politiques », ou « Ici, il n’y a pas de gauche ou de droite, juste le peuple  », je deviens anxieux, car en Israël, précisément, le slogan « Nous ne sommes pas politique » est le code politique et idéologique signifiant : le Palestinien est en dehors de nos limites, il est à côté, même s’il a le statut de citoyen.

Ce fut le cas récemment lors du rassemblement de la communauté gay-lesbienne après le brutal assassinat de Tel Aviv (lorsque deux jeunes homosexuels ont été tués par un inconnu), où les leaders de la communauté gay ont serré la main de Bibi [Netanyahu], mais n’ont pas voulu qu’un député arabe s’adresse à la foule, et telle est aussi la situation maintenant .... Bien que maintenant nous pouvons l’aborder différemment.

Dans son récent article, le professeur Nissim Calderon fustige la protestation et regarde en arrière en regrettant, au nom de la gauche israélienne que celle-ci, soutient-il, a toujours parlé de paix, mais jamais de justice sociale.

Mais ce que Calderon oublie, ou choisit d’ignorer, c’est qu’il parle seulement au nom de la gauche nationaliste.

Le slogan de la gauche radicale a toujours été : «  Pas de Paix sans Justice ».

Ce fut le cas quand ils ont manifesté avec les Black Panthers [1] et c’est encore le cas aujourd’hui quand ils retournent dans le sud de Tel-Aviv en défense et en solidarité avec les travailleurs sans papiers et réfugiés, après en avoir fini avec les luttes à Bil’in et Ni’lin, où ils ont été côte à côte avec les paysans palestiniens dont la terre a été volée et expropriée par l’occupation israélienne.

Cette vraie gauche est celle qui pendant près d’un an s’est installé dans des tentes de protestation à Ramla, à Lod et à Sheikh Jarrah, en solidarité avec leurs frères et sœurs et ont ainsi, même imperceptiblement, rencontré une communauté égalitaire et une société égalitairement binationale, luttant ensemble contre les démolitions de maisons de familles défavorisées dont les enfants sont laissés sans abri ; une lutte commune pour la justice sociale et politique pour tous.

Aujourd’hui, beaucoup de jeunes Israéliens font l’expérience dans leur propre chair de ce que signifie être sans domicile.

Peut-être qu’en regardant en l’air, vers les tours Akirov symbolisant le vol et l’exploitation par les élites néolibérales, ils prendront une minute pour regarder vers le bas, vers ceux qui ont toujours été opprimés, vers ceux qui furent arrêtés et exécutés au cours de leur lutte pour non seulement une maison, mais aussi un foyer.

Peut-être qu’à partir de l’Avenue Rothschild [Tel Aviv], vont-ils apprendre à tendre la main aux Palestiniens et leur rendre justice avant de leur tendre la main pour la paix. Pour le moment, non seulement il n’y a pas de mains tendues, mais il y a, au contraire, un silence assourdissant.

L’essence de la lutte populaire palestinienne doit se comprendre surtout comme « une lutte pour un foyer ». La lutte à Bil’in en est une. De même que celle de Sheikh Jarrah. Comme l’est également la tente des familles expulsées de Lod dont les maisons sont inoccupées depuis plus de six mois, pendant que 60 enfants sont jetés à la rue. La Journée de la Terre est une lutte pour un foyer, ainsi que le Droit au Retour.

En février dernier, j’ai appelé ici pour les Israéliens rejoignent la révolution de jasmin et contribuent à créer la possibilité d’un Moyen-Orient jeune et simplement démocratique. Afin de partager l’esprit de Tahrir, j’ai soutenu et continue de le faire, que nous devons penser au-delà du paradigme national. C’est ainsi que quand Abou Abed Sahade et ses amis ont monté leur tente binationale pour les droits au logement des Palestiniens en tant que communauté dépossédée, comme c’est le cas à Jaffa, j’ai immédiatement trouvé une espérance dans cette initiative.

Il n’est pas du tout évident pour un Palestinien de Jaffa de monter une tente binationale, du fait que de nombreux Palestiniens soutiennent à juste titre que tant que leurs frères sont sous occupation au-delà de la Ligne verte, et que les lois, les réglementations et les ordonnances d’Israël servent à perpétuer le vol systémique des terres palestiniennes des deux côtés de la Ligne, et le transfert de leurs propriétés à des Juifs, il n’y a aucune justification pour une lutte commune.

Avec tout le respect dû aux gens de Rothschild, un combat qui ignore le problème palestinien ne peut pas vraiment être un combat pour la justice. Et donc ils sont nombreux à soutenir qu’en premier lieu, il doit y avoir une lutte pour l’identité palestinienne, et alors seulement, à partir d’une position de force et d’égalité, ils devront s’unir à la lutte générale, avec l’espoir que cette lutte générale se joindra à la lutte plus large, plus importante de la jeune génération arabe dans le Moyen-Orient. Et je remercie les gens de Jaffa pour la grande volonté manifestée en dressant leur tente binationale, ce qui représente un saut dans la foi de leur part.

Peut-être que si les organisateurs du mouvement des tentes ajoutaient à leurs revendications, l’exigence de geler les démolitions de maisons et d’interdire le vol des terres sur une base nationale / ethnique, dans l’espace situé entre le Fleuve [Jourdain] et la mer, plus de Palestiniens se joindraient à la lutte, ont osé parier les gens Jaffa. Comme les leaders de la protestation ont déclaré au Premier ministre, « nous nous reverrons à la condition que votre équipe soit composée de femmes », nous disons : nous allons vous rencontrer sur l’Avenue Rothschild que si, comme partie intégrante de vos revendications, vous incluez des exigences spécifiques visant à corriger l’injustice historique et continuelle envers les Palestiniens, des deux côtés du Mur de l’Apartheid.

Certes, ce faisant, vous risquez de perdre de nombreux segments de la société juive. Mais il n’y a pas d’autres options, car si vous ne construisez pas cette vague de protestation sur un sentiment général de justice, comme d’autres avant elle, elle se terminera en reproduisant les mécanismes idéologiques racistes qui existent aujourd’hui, avec cependant peut-être un statut amélioré pour les classes dirigeantes. Ou pire, les protestations et le sentiment répandu d’insatisfaction tombera comme un fruit mûr entre les mains de l’extrême droite qui s’est maintenant installée aussi sur l’Avenue Rothschild, un peu comme si des violeurs se joignaient à une manifestation pour les droits des femmes.

Pendant la rédaction de cet article, il a été annoncé dans les médias que les deux partis, Kadima et Travailliste, ont proposé un projet de loi à la Knesset [Parlement], selon lequel la langue arabe ne sera plus définie comme une langue officielle, et qui maintient la nature juive de l’Etat par dessus son caractère démocratique. Par conséquent, le samedi, les Juifs qui croient en la justice et la démocratie pour tous, marcheront, en arabe, côte à côte avec leurs frères et sœurs palestiniens. Les gens de Kadima et du Parti Travailliste peuvent manifester avec Baruch Marzel et ses frères racistes, car ils ont trouvé en lui leur semblable. Nous, pendant ce temps, dans nos tentes ; nous jetterons les bases pour la prochaine révolution du Front Binational pour la Justice Sociale et Politique entre le Jourdain et la mer !

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Udi Aloni est un cinéaste israélo-étatsunien, écrivain et créateurs dans les arts visuels. Il a commencé sa carrière comme peintre à Tel Aviv. Il est membre du conseil consultatif du Jewish Voice for Peace et professeur de cinéma au Théâtre de la Liberté de Jenine. Rappelons qu’en avril dernier, Juliano Mer-Khamis, directeur de ce même théâtre a été assassiné.
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Source : [2]

12 août 2011

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Notes :

[1] Note de la traduction [*] Les Panthères Noires a été le nom d’un mouvement de jeunes Juifs orientaux du début des années 1970 contre les discriminations et inégalités sociales dans un Etat fondé et dirigé essentiellement alors par des Juifs ashkénazes (originaires d’Europe non méridionale).

[2] ->http://mondoweiss.net/2011/08/a-binational-tent-in-jaffa.html


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